Tu as plus compté pour moi que ce langage étrange dont je perds les mots sur ce sol de France. Je te sais à l'agonie et je dois marcher jusqu'à toi à grandes foulées. Si tu meurs, je verserai dans le fleuve, cette Gironde qui me tend ses bras secourables pour me conduire jusqu'à Toi.
Mais la vie importe encore une journée. Que les dieux te protègent, qu'ils ne te rendent pas apparition dans des voiles de suie, ces rideaux des deuils... Poursuivons cette fuite qui n'a qu'un but : Toi !
Mourir en chemin m'est impossible, car si tu venais à passer l'ostensible seuil que te propose le destin, me resterait alors à dresser ton bûcher mortuaire et allumer les flammes que mes vers propageront pour Toi !
J'oubliais que je suis porteur de cette peste en moi : la poésie ! Elle est maladie et se transmet d'âge en âge à travers les mémoires ardentes. Elle défaille en élégie avec les mortes aimées. Je ne puis m'en guérir, ô Toi !
Si tu meurs, Suzette, ton Frédéric écrira de toi des mots que Dante réservait à sa Béatrice, et le paradis épars dans la nature se reformera afin d'accueillir tes mânes. « Je suis un étrange étranger dans mon pays même ! », disent tous les poètes.
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Trop tard : Tu es morte !!! Je t'aurais rejointe, mais ces maudits me traitent de fou ! N'est-on pas hagard devant la Mort ? Ils m'enferment et me plaquent un masque sur le visage : Adieu !
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(d'après la correspondance amoureuse du poète allemand Friedrich Hölderlin avec Suzette Gontard, mariée et mère de famille qui perdit la vie, et dont il appris la maladie tandis qu'il était à Bordeaux en 1802. À son arrivée à Stuttgart, elle était morte et il sombra peu à peu dans la folie. Le masque thérapeutique (?) est réel. Écrit en mars 2019)
Écrit par jacou
L'art alchimique me tue, me transmute, me sublime. J'en renais plus fort, poétiquement. À suivre.
Catégorie : Triste
Publié le 26/03/2019
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Cette passion ainsi racontée coupe le souffle trois fois car d'abord très justement narrée par toi et cette prose poétique incontestablement touchante , parcequ'elle est véridique et parcequ'elle émane d'émotions provenant d'un courrier du coeur d'un brillant poète ... Infiniment merci Georges pour cette formidable connaissance dont tu nous livre ici un bout de sa richesse ! |
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Yuba |
Je te remercie Assia pour ton commentaire agréable. Je me suis inspiré des lettres du poète à sa muse, qui ont été heureusement conservées, correspondance qu'ils ont échangée du temps où ils furent amants. Ça m'a donné un peu le ton de cette époque pour écrire en imagination, car par contre il n'y a pas de correspondance lorsqu'ils s'éloignèrent géographiquement, entre Bordeaux et Stuttgart. Ce qui d'ailleurs est normal, car vers 1800 il fallait plusieurs semaines pour transporter du courrier sur de grandes distances. Mine de rien, nos inventions nous rapprochent bougrement lol ! C'est peut-être dans cette impossibilité mentale de vivre et d'accepter cette mort que gît une des raisons de la folie du poète Hölderlin, mon Fred. | |
jacou |
magnifique | |
marinette |
Beau poème ! Et elle eut pour linceul, un tissu souple et fluide en crêpe, Suzette ! |
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CRO-MAGNON |
Marinette, merci pour tout ce que tu m'as enseigné. Ton art de la diction est précieux pour l'apprenti. | |
jacou |
Olivier, merci. Sourire, car j'adore les crêpes ! Rire, car la mort est combattu par la joie de vivre ! | |
jacou |
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