Salut Chérie, je t'envoie ce message depuis les
Alpes, je suis en compagnie de soldats nés il y a
deux milles ans. Hannibal est devant nous, ils
nous motivent en nous offrant le spectacle de
deux prisonniers qui doivent s'entretuer, l'un
meurt libre, l'autre vit et est couronné d'un cheval
pour le jusqu'au-boutisme de son instinct
de survie. Il est brillant notre général, il a un
don pour la mort, je connais d'avance ses splendides
manoeuvres, je les lui tais prudemment.
Toi aussi tu te tais depuis que je t'ai ordonné de
fuir, tu te tais... Barca a soupé avec nous hier,
comme un maître partage la gamelle de sa bête
en laisse et en fatigue, je n'ose lui dire que je
suis épuisé à force de te tourmenter, mais je
mange comme cent Numides ! Au matin, nous
reprenons notre route, les rochers se brisent
sur nous ou presque, et les éléphants tombent
sur ton souvenir. Nous ai-je fait mal ? Plus
tard, Cannes est en sang, 56 000 soldats morts,
19 000 prisonniers, les romains sont tués, les
autres libérés : « Voici la gloire. Hannibal
marche sur Rome. » Les historiens s'arrêtent
ici, mais moi je l'ai entendu dire : « Si j'écrase
Rome que me restera-t-il à haïr ? » Alors, mon
ange, dis-moi : « Si je détruis notre humble
bout de bonheur loin de Rome et des exploits
d'un malheureux, que me restera-t-il à aimer ?»