Gonzalo :
- Pourquoi, Papou, pourquoi tout ça ? Pourquoi du bruit et tantôt un grand froid ?
Papa :
- Gonzalo, je suis déjà vieux, et tu es tout petit, et tout mignon, et tout innocent aussi, mais je vais essayer de t'expliquer certaines choses. Je vais te faire grandir d'un seul coup. Oui, c'est une tentative. Car dieu sait combien « on » se moque de l'innocence : c'est bien une chose que j'ai apprise. Le marin, le méchant, le pas-beau et les Marcs ont été naguère innocents : le temps, « mal contenu », leur a façonné, comme toi qui façonne la vase, les jours de pluie, un plus long nez et, en général, des plus longs membres, et une moustache parfois ; le temps exagère les aptitudes, mais à toi de choisir celles qu'il travaillera, garçon. Nous sommes, en somme, au départ, un potentiel. Mais, voilà, écoute, sois attentif.
Le matin on se réveille, tous, et nous voilà, tous, debout –façon de parler, car on peut se réveiller en restant allongé, en fait- ; ce qui est sûr c'est que chacun se réveille forcément, s'il n'est pas mort ou dans le coma. A un moment, on ouvre les yeux. Ensuite arrive « midi » et ce quelqu'un se met à manger, c'est le « déjeuner » pour ceux qui connaissent le mot, puis après il remange, ce qu'on appelle « dîner », puis à nouveau il se retrouve au lit pour se réveiller à nouveau. Cet ordre s‘est installé après plusieurs siècles s'essaie entre les hommes et cet ordre varie selon les cultures, car il correspond à un côté pratique qui varie selon les milieux. Néanmoins, il y a, tout de même, la demande du corps, qui est universelle, et à laquelle se plie, principalement, le côté pratique. Ce qu'on mange, on le digère à l'intérieur l'estomac à l'aide des sucs gastriques ; notre corps prélève dans ce qu'on mange ce qui lui est nécessaire, c'est-à-dire, ce que les scientifiques appellent les « nutriments » ; ce qui lui est inutile, il l'évacue. C'est à ça que servent les toilettes dans les maisons, les restaurants et les musées. Les hommes savent s'organiser, crois-moi. Je suis quelqu'un d'assez pragmatique, je sais. Tout est un ordre, « un » ordonné.
Selon ta condition de vie, que tu sois riche ou pauvre, t'auras droit à ce même ordre avec plus ou moins de choix, de luxure, de nuances : fortuné, tu dormiras dans quelque chose de confortable et si ce n'est pas le cas, on te changera le lit de façon à ce que ça le soit et que tu sois réconforté ; riche, tu mangeras chaque jour, ou, si imprévu, presque, jusqu'à que tu n'aies plus faim. On t'imposera, petit, des normes qui te permettront de t'organiser, d'organiser ta vie, de manière à avoir des repères : ce seront des normes nécessaires. Peut-être te sembleront-elles ridicules, et ce seront les premiers interdits que tu braveras, mais rien de grave. Souvent, aussi, riche : on t'imposera la culture –les très pauvres n'ont pas le temps-, qui, elle, permettra d'organiser tes idées, de poser des mots sur les notions de plus en plus complexes que tu développeras, et avoir « les idées claires ». La culture est un bien précieux, si tu sais l'appréhender, Gonzalo. Si on te l'impose en bloc, sans que tu n'aies mot à dire, sans que t'y portes de jugement critique, elle devient vide de sens. Sinon... Ceux qui la détiennent, expliquent. Ils se permettent de donner de nombreuses leçons. Ceux qui la détiennent donnent des réponses aussi, et peuvent se permettre de les fausser, si tu ne les comprends pas. Tâchons donc de comprendre. Rien de mieux que le savoir ajouté à la perversité, si tu veux te montrer- Je sais pas si je dois te dire que « se montrer » ne doit nullement être un but en soi- Alors que si tu nais pauvre, tu devras t'adapter, c'est le mot. Que tu dormes mal ou pas, on ne changera pas ton lit ; que t'aies faim ou pas, rien ne te prédestinera à ne pas être affamé. En comparaison du riche, ce qui « est » reste sensiblement le même dans le fond. Comme tout, étant tous hommes, on retrouve le même schéma à plusieurs échelles de la société : ce schéma n'est rien d'autre que les relents des besoins triviaux. Si tu veux, et ça, ça ne tient qu'à moi, on peut constater comme un équilibre articulé dans le temps sur la quasi-totalité de l'humanité. Mais revenons, à ce à quoi j'en étais arrivé ; laissons de côté mes conneries. Tu me diras qu'il n'y aucun avantage à être pauvre, surtout si on dort mal. Détrompe-toi, petit Gonzalo, la pauvreté est une expérience qui ne te laisse pas indemne ; et tu peux en tirer une hygiène de vie, une façon de voir les choses différente. La pauvreté nourrira ton âme de ce qu'elle n'a pu donner à ton ventre : peut-être tu connaîtras mieux la valeur des choses, peut-être, en parlant aux gens, tu garderas une certaine humilité d'âme, tu t'honoreras toi-même. Un jour, mais faut surtout pas espérer, la reconnaissance viendra. Tu te sentiras bien, après avoir souffert. Le fait est que notre personnalité s'alimente d'expériences.
Au fil des jours, des journées, on grandit et en même temps on s'enrichit des choses qui nous entourent, cela peut être des personnes, des ambiances et plein d'autres choses. J'ai bien réfléchi et je réfléchis encore, peut-être bien que je réfléchirai à tout jamais car je ne cesse de réfléchir. On est tout pour notre monde, souviens-t-en, Gonzalo. C'est vrai que « c'est relatif ». Certaines personnes sont des convaincues : elles ont idées tellement ancrées, que rien ne sert de les travailler car elles resteront pareilles. Combien d'hommes, s'ils s'étaient mis à ta place, auraient changé leur façon d'être par rapport à toi. Tous, car en fait ils deviennent « toi » : c'est donc impossible. Nous voici confrontés à une limite.
Parfois tu cueilleras une pâquerette, elle te semblera vertigineusement belle alors que bien des gens n'y verront qu'un rien banal. Et tranquillement tu seras posé sur l'herbe fraîche bercé par un vent, frais mais pas gênant, seulement léger. T'auras des impressions fortes de ton enfance que, j'espère, tu n'oublieras pas : ce sont ces expériences dont je te parlais. Des gens te regarderont, et tu deviendras « un » parmi les gens ; ils voudront t'imposer les règles, qu'on leur a imposées, pour ne pas se sentir seuls. La mode, les effets de société, dicteront certains de tes actes, et la plupart de tes jugements sans que tu le saches, croyant être complétement libre. Garde présent à l'esprit que c'est comme ça, mais ne t'empêche pas d'agir, petit. Pense un peu à toi.
Cependant, tout comme tu es tout pour toi-même, tu es ta propre règle. Toi seul sais ce que tu es au fond de toi, bien que ce soit dur de ne pas se perdre. S'il y a tellement de gens qui se perdent, c'est parce qu'il n'y jamais eut personne pour leur dire qu'ils peuvent, une fois perdus, retrouver leur chemin. Je te répète, petit Gonzalo, deviens ce que tu es, sans qu'on te dicte aucun sentier aucun chemin à prendre. Tu dois vivre car, moi déjà âgé, sais combien sont là sans être, sans avoir de « suis » sur le sol, lévitant dans un monde et n'y étant que passagers parfois « étant ».
A force de soupe, tu t'élèveras dans le ciel : un jour tu dépasseras un mètre. Tu verras que la vue n'est pas la même, tu verras ce qui t'était caché jusque-là. Tu commenceras à voir les défauts d'un monde qui n'est pas si innocent : verras les misérables, ma misère d'âme, que je suis rien, peut-être pouilleux parmi pouilleux. Tu vas rencontrer la méchanceté, pure, distillée parmi le mal de l'humanité ; tu ne comprendras pas. Seul le méchant, lui-même, peut comprendre car il est tout pour lui-même.